Il y a cinquante ans disparaissait Albert Camus.
Peu de choses dans les médias ; au fond, n’est-ce pas plutôt une bonne chose ? Une imposture officielle aurait en effet pu le récupérer. Par chance, sa langue n’étant pas de bois, Albert Camus n’est pas « à la mode ». Il est donc résolument moderne ; sa pensée et son œuvre échappent au temps : « Des millions d’hommes auront ainsi le sentiment de connaître tel ou tel grand artiste de notre temps parce qu’ils ont appris par les journaux qu’il élève des canaris ou qu’il ne se marie jamais que pour six mois. » * Etonnant non ?
Albert Camus, dont le credo est l’Homme, sa place dans le monde, la fascinante absurdité de sa condition, de quel oeil regarderait-il aujourd’hui ces journaux télévisés qu’il a à peine connus ? Que lui suggèrerait la liturgie quotidienne de la vie de ses semblables, déclinée sur ce mode uniforme où voisinent sans nuances : le sommet sur le climat, le prix de l’heure de vol (luxueux) de l’A330 de fonction, les millions de vaccins inutiles, les conjectures sur l’identité nationale, l’obsession des ventes d’automobiles, le bulletin de santé du star-system, le mythe de la performance obligatoire .... et tout autre épiphénomène du jour ne laissant aucune place à l’Homme ?
Vitrine de la parole du moment, celle où « l’agressivité commerciale » est érigée en vertu cardinale dans un discours dépourvu d’unité, ombre d’une pseudo-pensée en morceaux.
Evoquer Albert Camus, c’était en effet trop risqué, comme se tirer une balle dans le pied. Il impose tellement de contraintes : se recentrer sur l’Homme, le sens de son existence au-delà des fonds de pension ; reconsidérer le vocabulaire en usage, et en particulier les mots les plus nobles tels que « valeur », « culture » bradés à moindre frais. C’est renoncer à parler pour parler (la communication) pour tenter de parler pour dire (le sens).
Plaquer les mots humanistes à tort et à travers, c’est assassiner la langue, étouffer l’espoir, castrer la créativité, enfermer l’avenir des générations futures. Proférer «culture de l’évaluation, de l’entreprise, de la performance, du résultat, de la statistique... », c’est en réalité sacrifier à un culte obligé, car « ce n’est pas à la quantité de coquilles brisées qu’on estime la qualité du cuisinier ». *
Mais c’est surtout insulter Camus, Molière et tout le Panthéon de la langue française ; plus encore, l’universalité du génie humain dans toutes ses formes de création. Il semble donc important de bien maîtriser la langue afin de ne pas s’égarer et de demeurer lucide dans les propos tenus. Finir par épouser sa propre logorrhée n’est pas dépourvu en effet de risques quant à l’équilibre de la personne car, dit justement Camus, « on ne prostitue pas impunément les mots »! * La personne, au cœur du propos humaniste. Les mots de l’humanisme, histoire des arts et littérature nous incitent à les faire vraiment découvrir aux élèves à travers les réalisations qu’ils ont transcendées. « Chaque grande œuvre rend plus admirable et plus riche la face humaine, voilà tout son secret » *
Hors de cela, comment comprendre, donner du sens et mieux se connaître ? Traiter du fond, non de la surface. Faire contrepoids.
Permettre aux élèves d’échapper au conditionnement de l’éphémère et de leur propre parole en leur fournissant le bon exemple ; les amener à ce sentiment d’intelligence et de sensibilité humaines, n’est ce pas le vœu le plus cher que nous puissions former comme rempart à un monde auquel ce terme d’ « absurde » si cher à Albert Camus s’applique, pour ne pas dire se revendique avec une telle vigueur ?
« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes (...) l’art ne peut pas être un monologue (...) Nous nous ressemblons dans ce que nous voyons ensemble, dans ce qu’ensemble nous souffrons. Les rêves changent avec les hommes, mais la réalité du monde est notre commune patrie (...) Notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire » *
* Discours de Suède - Albert Camus, 10 décembre 1957 - extraits