Version actualisée et complétée
Dans un entretien accordé à « L’enseignant », le journal du SE-UNSA Education, Sylvie Cèbe, professeure de sciences de l’éducation à l’université de Genève, déclare que son rêve a été réalisé. En décidant de mettre en place l’aide personnalisée, Sarkozy/Darcos ont « offert un plus aux enseignants ». Gloire leur soit donnée ! Selon elle, la mesure est « juste, équitable... Elle envoie un message fort à la société, elle reconnaît enfin les réelles compétences des enseignants, elle donne des arguments aux défenseurs des RASED ». A peine concède-t-elle du bout des doigts sur le clavier que les intentions du pouvoir n’étaient peut-être pas aussi nobles et qu’il manque un dispositif d’aide aux enseignants pour mettre en œuvre ce magnifique projet. Elle démolit en quelques lignes la pédagogie différenciée qui n’aurait pas « fait la preuve de son efficacité » malgré les moyens énormes, que « l’on ne compte plus », qui ont été accordés. Quel gâchis ! Enfin la solution, à laquelle aucun ministre n’avait pensé avant, a été trouvée.
Etonnant entretien ! On ne peut suspecter Sylvie Cèbe de complaisance, encore moins de compromission avec qui que ce soit. On connaît son intelligence et la qualité de ses travaux. Sa caution n’est donc pas négligeable. Et pourtant... elle se trompe et ses déclarations peuvent contribuer à tromper l’opinion.
Sur le plan des enjeux politiques, Sylvie Cèbe pense quand même que « le projet était plutôt sous-tendu par une volonté de faire faire à l’Etat des économies substantielles » mais relativise implicitement cet aspect. Or il s’agit bien d’abord de faire des économies... mais pas seulement, comme elle le développe, en supprimant les RASED. Cette mesure permet aussi d’économiser les crédits de la formation continue, l’animation pédagogique prévue pendant le temps libéré est considérée comme de la formation. Si elle l’est, c’est à beaucoup moindre coût. Les IEN et les conseillers pédagogiques ne sont pas des professeurs d’IUFM ou d’Université et les plannings des temps d’animation pédagogique offrent bien des surprises. On remplit des grilles puisqu’il le faut1, mais les contenus peuvent être très hétéroclites en fonction des compétences et des goûts de l’encadrement, ne susciter aucun intérêt pour les enseignants et n’avoir aucun impact sur les pratiques. Cette mesure permet également d’anticiper sur les revendications salariales légitimes des enseignants. On leur a enlevé trois heures de travail en présence de toute une classe, on leur a accordé leur samedi matin, ils seraient quand même bien mal venus de réclamer...Nous sommes clairement dans le cadre général de la destruction programmée des services publics.
L’autre enjeu politique, voire idéologique, est de focaliser toute l’action éducative sur l’individu et sur ses carences. Pas sur ses réussites, pas sur ses talents, pas sur ses progrès... mais sur ses lacunes qu’il faudra combler. On évalue et on remédie. On tente ainsi de remédier ce qui n’a pas été correctement « médié2 ». On en profite pour cultiver ce travers des libéraux : transformer les victimes en coupables. On pourra dire : « On a tout fait pour ces petits en difficulté, on leur a même « offert » du soutien gratuit. S’ils ne réussissent pas, c’est la fatalité ou c’est qu’ils sont bêtes, qu’ils ne travaillent pas assez, que les parents n’on pas fait leur travail de répétiteurs, etc... L’Etat, lui, peut parfaitement avoir bonne conscience... et il l’a. Et les sondages lui sont très favorables. Un certain nombre de cadres utilisent d’ailleurs l’argument pour justifier leur soutien à l’aide individualisée. Leur raisonnement se résume parfois à un constat : les enfants sont heureux car ils ont leur maître plus proche d’eux, les parents sont contents car ils pensent que les problèmes de leurs enfants3 seront résolus, le ministre est content que tout le mode soit content, c’est donc que la mesure est bonne. La démonstration est quand même un peu courte. Observons que, dans le même temps, on fait une publicité énorme, indirecte, pour toutes les agences de soutien scolaire dont les chiffres d’affaires ne cessent de croître, en laissant penser que tout se joue dans l’aide individualisée.
On est très loin de la générosité et de l’image fabriquée par les médias sur le sujet.
Il faut pourtant encore pousser plus loin l’analyse, et notamment plus loin que ne le fait Sylvie Cèbe:
D’abord, cette mesure participe de la volonté affichée et confirmée par de nombreuses autres décisions, comme, par exemple, la suppression de la formation professionnelle des enseignants, de dénier la pédagogie. En deux ans, on aura réussi une superbe performance : plus personne ne parle de pédagogie. Plus un mot sur les pratiques pédagogiques durant le temps scolaire normal ! On ne change rien, on ne met surtout pas en cause le modèle pédagogique toujours dominant centré sur le maître qui explique... Peu importe d’ailleurs la pédagogie, foin de la pédagogie différenciée, il y aura l’aide individualisée ! Ici où là, des enseignants, notamment les résistants déclarés, sont inspectés en aide individualisée. Les tâches de préparation de l’aide (dossier PPRE de 5 à 10 pages parfois pour les enfants repérés4) et les demandes de comptes-rendus alourdissent considérablement la charge de travail des enseignants. Les rapports destinés à prouver que tout le monde est content s’accumulent sans que personne ne soit vraiment convaincu.
D’autre part, la communication qui est faite sur la générosité apparente du pouvoir qui « offre » l’aide individualisée conduit à occulter les vrais problèmes :
1° alors que tous les spécialistes affirment unanimement que le vrai problème n’est pas celui du samedi ou de la semaine, mais celui de la journée scolaire déjà trop lourde en France on l’alourdit encore en ajoutant de l’école soit le matin, soit le midi, soit le soir, tout de suite avant ou après la classe quand l’agitation règne, déjà ou encore, dans les couloirs, dans la cour. Les témoignages et les observations sur le terrain le confirment, les enfants et les enseignants le confirment : tout le monde est fatigué... Il est évident que les besoins de l’enfant ne sont nullement respectés. Les choix de l’heure de l’aide individualisée sont faits en prenant en compte une quantité de considérations qui en sont très éloignées : les questions de locaux, de pause méridienne, de disponibilité des enseignants... ce que l’on peut comprendre sans pour autant l’occulter.
2° seuls les enfants en difficulté sont à l’école hors du temps scolaire. Le bonnet d’âne n’est pas loin. Il faudrait bien évidemment éviter cette distinction très dangereuse en organisant l’aide individualisée dans le cadre d’un projet global dans un temps où tous les enfants sont à l’école pour des activités diverses qui ne soient pas que l’aide individualisée, mais des activités sportives, artistiques ou autres, offertes à tous évidemment. Si les enfants en difficulté étaient toujours en soutien et jamais en musique ou en théâtre, le bonnet d’âne qu’il est impératif d’éviter, pourrait ressurgir. Comparer le risque de stigmatisation de l’aide spécialisée et des RASED, comme le fait Sylvie Cèbe pour aider le ministre à convaincre les enseignants, n’a pas de sens. Nous sommes dans le temps scolaire et les RASED ont beaucoup travaillé ce problème et les moyens de l’éviter.
3° la mesure a été prise autoritairement sans la moindre concertation et sans la moindre prise en considération des autres dispositifs existants qui se superposent, par exemple, l’aide aux devoirs organisée par les associations. La recherche de cohérence est complètement absente et très dommageable. Il est vrai que mise en évidence, elle risquerait de conduire à accroître d’abord la paperasse qui est une des caractéristiques de l’évolution actuelle du système. Les enseignants ajoutent souvent : paperasse inutile ! Cette mesure accentue encore le clivage entre l’école et son environnement.
4° on sait que dans les faits, l’essentiel du temps de l’aide individualisée est consacré à un renforcement des explications magistrales. Du bled et des opérations. On fait la même chose avec 5 élèves qu’avec 25, mais la proximité du professeur est évidemment plus forte, ce qui contribue naturellement à l’image positive, habilement cultivée, de la mesure. Or, le problème est bien connu des pédagogues : ce n’est pas en faisant « plus et plus près de l’élève de la même chose »... que l’on peut réussir. Il faut faire autrement, reprendre le processus de construction des savoirs et des compétences en plaçant l’enfant dans des situations différentes et en analysant finement ses démarches, ses stratégies, bien en amont de l’exercice d’application réitéré et réexpliqué. C’est au moins aussi difficile que la pédagogie différenciée. Pour transposer une observation de Sylvie Cèbe qui a été institutrice mais qui est, à l’évidence fort éloignée désormais des réalités du terrain5, disons à notre tour que seule une minorité d’entre eux mettent réellement en œuvre une pédagogie spécifique, différente, d’aide aux enfants en difficulté.
Au total, l’aide individualisée peut être considérée non pas comme un cadeau des puissants mais comme une supercherie qui ne transformera en rien l’école, cultivera le règne de l’apparence et contribuera à sa destruction. L’expression de Sylvie Cèbe, « un plus offert aux enseignants» est, à cet égard, particulièrement malheureuse. La solution aux problèmes de l’école ne saurait être une juxtaposition de mesures offertes par les princes, destinées à faire de bons sondages d’opinion et des économies. Il faut un vrai projet éducatif global, cohérent, moderne, démocratique, inscrit dans un nouveau projet de société. Avec de nouveaux programmes, avec une nouvelle organisation du temps scolaire (la journée, les vacances), avec une nouvelle définition des missions des enseignants, avec, enfin, une place, toute sa place à la pédagogie. Tout ce qui contribue à brouiller cette exigence est une mauvaise action contre l’école.
Pour détourner encore une des grandes phrases de Sylvie Cèbe dans cet entretien, affirmons sans risque d’être démenti : si l’aide individualisée sans changer l’école « avait dû faire la preuve de son efficacité, elle l’aurait fait depuis longtemps6 et ça se saurait ».
Et si l’aide individualisée avait été créée pour ne pas changer l’école ?
Faire l’école autrement pour tous, c’est beaucoup plus difficile... et beaucoup plus coûteux pour l’Etat et pour les collectivités que de succomber aux délices de la politique de l’image et la perspective du néo libéralisme qui s’installe.
Pierre Frackowiak
Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société?". Editions de l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009 Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
Regard sur la totalité de l’entretien avec Sylvie Cèbe
Le SE UNSA attire mon attention sur le fait que le texte qui fait l’objet de cette tribune n’est qu’un extrait d’une interview de Sylvie Cèbe, dont on peut trouver l’intégralité sur son site. Ce document complet mérite effectivement d’être lu et mis en débat. C’est ce que souhaite d’ailleurs le SE et ce qu’attendent les enseignants qui se démobilisent sous la pression accrue de leur hiérarchie.
On notera le soutien quasiment sans réserve apporté à la politique actuelle par Sylvie Cèbe. C’est parfaitement son droit et elle assume sans aucun doute ce choix ; « J’en ai rêvé. Un plus offert aux enseignants.. Cette décision politique et les conceptions qui la sous-tendent me paraissent justes et équitables... Cette décision envoie un message fort à la société... Un argument supplémentaire plaide en faveur de ce dispositif... La réponse à la question se trouve dans les programmes... Le dispositif est un lieu privilégié... ». C’est remarquable. Pour elle, les quelques enseignants qui se sont lancés héroïquement dans la pédagogie différenciée7 ne sont que de doux illuminés. On pourra quand même s’étonner qu’aucun ministre, de droite et de gauche, de 1969 à 2007, n’ait eu cette idée géniale qui permet en plus de faire des économies. Etaient-ils bêtes ? Ont-ils été privés de l’aide individualisée qui leur aurait été nécessaire ?
Ceux qui dénigrent le dispositif sont sommairement étiquetés... «Ils sous- estimeraient ce que vivent au quotidien les élèves les moins performants ». On observera que Sylvie Cèbe fait complètement l’impasse sur la lourdeur de la journée scolaire, sur la pédagogie durant le temps scolaire normal, sur la superposition des dispositifs, sur les propositions d’un grand nombre de mouvements et de syndicats progressistes sur des politiques éducatives globales incluant le temps de l’aide dans des programmes d’activité diverses pendant un temps scolaire normal pour tous les enfants ; Elle fait l’impasse aussi sur la dimension idéologique de la mesure, sur la conception de l’homme qui surgit du brouillard des enquêtes d’opinion. Mais c’est normal puisqu’elle adhère « aux conceptions qui la sous-tendent ». Nous qui pensons qu’il ne s’agit que d’un effet d’annonce comme tant d’autres décisions de l’actuel gouvernement, d’une mesure à la fois budgétaire et idéologique régressive, nous savons que cela ne peut pas fonctionner, que l’abandon du temps scolaire lui-même (et de la formation initiale et continue des enseignants qui est un corolaire) est une mauvaise action. Les enseignants, fatigués, sommés de rendre des comptes quantitatifs, doutent. Beaucoup pratiquent cette résistance passive bien connue depuis longtemps dans les classes et qu’en l’occurrence, on pourrait comprendre. Les parents commencent à douter également et commencent à ne plus envoyer leurs enfants en aide individualisée. Faudra-t-il payer les élèves pour qu’ils y aillent ?
Si le but final non avoué est de placer l’école dans la même voie que la décision ancienne de supprimer le samedi matin qui devait être consacré à un travail pédagogique mais qui est rapidement devenue une réduction du temps de travail, bienvenue et légitime, des enseignants du premier degré, il serait plus honnête de le dire et de s’engager alors résolument dans la préparation d’un projet éducatif neuf, cohérent, courageux...faisant toute sa place à la pédagogie.
1 Les IEN doivent rendre beaucoup de comptes. Pas sur la transformation des pratiques pendant le temps de classe normal... mais sur la mise en place de l’aide individualisée... Pas sur l’aspect qualitatif de l’aide... mais sur le respect des obligations. Même pour les enfants en difficulté, la pédagogie n’a aucune importance pour les décideurs
2 On explique, on réexplique, on s’entraîne, on répète, on mémorise, on réexplique, on s’étonne : « comment ? Tu n’as pas compris ? Pourtant je me tue à t’expliquer ! », on évalue et on recommence. A aucun moment, on ne met en cause le modèle pédagogique et on ne reprend la construction des savoirs et compétences suffisamment en amont du processus d’apprentissage. Si bien que prétendre donner enfin toute leur place aux enseignants en faisant de nouvelles économies (psychologues, orthophonistes, etc.) ne pourra rien changer
3 Il arrive aussi que pour justifier le dispositif, on y envoie des enfants qui n’ont pas de problème particulier. Comme il faut faire la preuve de sa loyauté et permettre à l’IEN de remplir ses tableaux, il faut bien trouver des noms à mettre dans les cases...
4 On admistratise « à mort » le système. Car l’aide individualisée, c’est sérieux. Les pratiques de classe en temps scolaire normal ? On est incapable aujourd’hui d’en faire un bilan objectif malgré les milliers de rapports d’inspection produits chaque année
5 Elle ignore à l’évidence la réalité des pratiques actuelles, la faiblesse de la formation à la pédagogie différenciée au cours des années écoulées, la persistance de modèles anciens chez les formateurs de formateurs... Elle ignore le phénomène considérable de résistance passive qui fait que la chasse aux désobéisseurs est particulièrement injuste. Ceux qui déclarent leur opposition sont gravement sanctionnés, ceux qui s’opposent sans le dire et qui travaillent aujourd’hui sans conviction et sans enthousiasme sont bien plus nombreux mais, chut ! on ne le dira pas.
6 D’autant plus qu’elle ne coûte rien
7 Le paragraphe consacré par Sylvie Cèbe à la pédagogie différenciée est ahurissant. Il témoigne d’une illusion totale sur les réalités de la formation des maîtres... et d’une méconnaissance de la réalité des pratiques dans les classes, y compris dans les classes d’application.